Les Aventures de Rouletabille

| 1. LE CAPORAL ROULETABILLE

I

LE CAPORAL ROULETABILLE


  
     Quand le caporal Rouletabille débarqua sur le coup de 5 heures du soir à la gare de l’Est, il portait encore sur lui la boue de la tranchée. Et il s’efforçait plus vainement que jamais non point de se débarrasser d’une glaise glorieuse qui ne le préoccupait guère, mais de deviner par quel sortilège il avait été soudain arraché à ses devoirs multiples de chef d’escouade, en plein boyau avancé, devant Verdun.
 
Il avait reçu l’ordre de gagner Paris au plus vite et, sitôt dans la capitale, de se rendre à son journal : L’Époque. Toute cette affaire lui apparaissait non seulement bien mystérieuse, mais encore si « antimilitaire », qu’il n’y comprenait goutte.
 
Tout de même, si pressé qu’il fût de connaître la raison de son singulier voyage, le reporter était heureux de marcher un peu, après les longues heures passées dans le train.
 
Depuis le commencement de la guerre, c’était la première fois qu’il revoyait Paris. On était à la mi-septembre. La journée avait été belle. Sous les rayons obliques du soleil, les feuillages du boulevard de Strasbourg et du boulevard Magenta se doraient, s’enflammaient, glissaient leur double coulée rousse vers le cœur de Paris. Le mouvement de la ville, là-dessous, était plein de lumière et de tranquillité… comme avant ! comme avant !… Le jeune reporter en recevait une joie infinie.
 
D’autres, avant lui, étaient revenus et avaient montré une peine égoïste de revoir la ville dans sa splendeur sereine d’avant-guerre, à quelques kilomètres des tranchées. Ceux-là auraient voulu lui trouver un visage de souffrance en rapport avec leurs inquiétudes à eux, leurs angoisses, leur sacrifice. Rouletabille, lui, en concevait un singulier orgueil. « C’est parce que je suis là-bas, se disait-il, qu’ils sont comme cela, ici ! Eh bien, ça fait plaisir, au moins ! Ils ont confiance ! »
 
Et il se redressait dans sa crotte, dans ses vêtements boueux.
 
On ne le regardait même pas.
 
Et l’on ne regardait pas davantage tous les poilus qui descendaient le boulevard de Strasbourg, revenant du front en trimbalant autour d’eux tout un fourbi de guerre tintinnabulant ; pas plus que l’on ne prêtait attention à ceux qui remontaient vers la gare de l’Est, la permission achevée, prêts à aller reprendre leur faction mortelle, derrière laquelle la ville avait retrouvé sa respiration, le rythme puissant et calme de sa vie de reine du monde.
 
Au coin des grands boulevards, Rouletabille, un instant, s’arrêta, se souvenant des tumultes affreux, des scènes d’apaches qui avaient désolé tout ce coin de Paris, dans les derniers jours de juillet 1914 quand une population énervée croyait voir des espions partout, et que quelques voyous se ruaient à de furieuses mises à sac.
 
Maintenant, sur les terrasses, autour des tables correctement alignées, des groupes paisibles, après le travail du jour, prenaient l’apéritif dans la douceur du soir… « C’est épatant ! faisait Rouletabille, c’est épatant !… et, comme dit Clemenceau, les Allemands sont à Noyon ! »
 
Soudain, il se rappela qu’il n’était pas venu à Paris pour perdre son temps en aperçus plus ou moins philosophiques. Il hâta le pas vers son journal, et bientôt il franchissait le seuil du grand hall de L’Époque.
 
« … Rouletabille ! Rouletabille !… » Avec quelle joie on l’accueillait toujours dans cette vieille maison où il ne comptait que des camarades ! Hélas ! quelques-uns étaient déjà restés sur les champs de bataille, et la liste des héroïques victimes s’allongeait sur le livre d’or orgueilleusement ouvert dans le hall même, à l’ombre du fameux groupe de Mercier : Gloria victis !
 
Ceux que l’âge ou les infirmités avaient retenus dans les salles de rédaction en sortaient pour venir embrasser Rouletabille ou lui serrer la main. On le félicitait. On lui trouvait une mine superbe sous sa carapace de boue. C’est tout juste si on ne lui disait pas que « la guerre lui avait fait du bien » !
 
Cependant, un vieux serviteur, à la poitrine toute chamarrée de médailles, avertissait déjà le jeune homme que le patron le demandait…
 
Le reporter fut introduit tout de suite dans le bureau de la direction.
 
Ce ne fut pas sans une certaine émotion que Rouletabille pénétra dans cette pièce où il allait certainement apprendre la raison, peut-être redoutable, pour laquelle on l’avait fait voyager d’une façon aussi inattendue…
 
Les portes avaient été refermées. Le patron était seul.
 
Cet homme avait toujours eu pour Rouletabille une grande amitié. Il le considérait un peu comme l’enfant de la maison. À l’ordinaire, quand il le revoyait après une longue absence ou après un reportage sensationnel, il l’accueillait avec de joyeuses paroles. Pourquoi cette longue pression de main ?… Qu’y avait-il ? Que signifiait cette sorte de solennité à laquelle Rouletabille n’était pas accoutumé ?…
 
Le reporter examina brusquement son état d’âme :
 
« Patron, vous me faites peur !
 
– Ça n’est pourtant pas le moment d’avoir peur de quelqu’un ou de quelque chose, mon ami, et lorsque je vous aurai dit pourquoi on vous a fait venir, vous serez tout à fait de mon avis !…
 
– Vous allez donc me demander une chose bien terrible ?…
 
– Oui !…
 
– Parlez, monsieur ! Je vous écoute. »
 
À ce moment, la sonnerie du téléphone se fit entendre et le directeur décrocha l’appareil placé sur son bureau.
 
« Allô ! allô !… Ah ! très bien ! c’est vous, mon cher ministre ?… Oui !… il est là !… en bonne santé, parfaitement ! Non, je ne lui ai encore rien dit !… Il sait seulement qu’il a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de ne pas revenir de sa mission, voilà tout !… Qu’est-ce qu’il dit ?… Mais rien !… Bien sûr qu’il accepte !… Si je crois toujours ?… Mais bien sûr que je crois !… Il n’y a que lui qui puisse nous tirer de là !… Allô ! allô ! c’est toujours entendu pour ce soir ?… Bien ! bien !… Hein ? Cromer est arrivé de Londres ? Eh bien, qu’est-ce qu’il dit ? Allô !… Hein !… Effrayant !… Bien !… bien !… parfait !… oui, cela vaut mieux ainsi !… À ce soir ! »
 
Le directeur raccrocha l’appareil :
 
« Vous avez entendu, nous avons parlé de vous !…
 
– Avec quel ministre ? demanda Rouletabille.
 
– Vous le saurez ce soir, car nous avons rendez-vous avec lui, à 10 heures et demie…
 
– Où ?…
 
– Au ministère de l’Intérieur, où se réuniront également certains autres grands personnages…
 
– Ah çà ! mais c’est un vrai conseil de cabinet ?…
 
– Oui, Rouletabille, oui, un conseil de cabinet, mais un conseil si secret qu’il doit rester ignoré de tous ceux qui n’y auront pas pris part ; un conseil où vous apprendrez ce que l’on espère de vous, mon jeune ami ! En attendant…
 
– En attendant, je vais aller prendre un bain ! déclara Rouletabille, tout à fait enchanté de la couleur extraordinaire des événements…
 
– Allez prendre un bain et revenez-nous frais et dispos. Nous avons besoin de toutes vos forces, Rouletabille, de tout votre courage et de toute votre intelligence !… »
 
Le jeune homme était déjà sur le pas de la porte. Mais la voix de son chef avait pris tout à coup une valeur si singulière pour prononcer les dernières paroles qu’il se retourna. Il vit le patron de plus en plus ému :
 
« Ah çà ! mais patron ! jamais je ne vous ai vu dans un état pareil !… Vous, ordinairement si calme. De quoi, mon Dieu ! peut-il bien s’agir !… »
 
Alors le directeur lui reprit les deux mains et, penché sur son reporter, le fixant dans les yeux :
 
« Il s’agit tout simplement de sauver Paris !… mon petit ami !… Vous entendez, Rouletabille !… Sauver Paris !… Et maintenant, à ce soir, 10 heures et demie !… »