Les Aventures de Rouletabille

| 20. A FON DE CALE

XX

À FOND DE CALE


 
       Le Wesel, cargo qui fait le transport des marchandises entre Duisburg et la Hollande, est encore à quai, mais se tient prêt à remonter le Rhin.
 
Dans les ténèbres silencieuses de l’entrepont, que perce l’unique et très précise lueur d’un falot, un craquement subit s’est fait entendre.
 
Et comme si le bruit, dans cette nuit muette, s’était étonné lui-même, il s’est arrêté aussitôt… et puis il recommença d’être… mais cette fois, hésitant, incertain et si peureux de ses échos qu’il finit par expirer tout doucement, à bout de forces…
 
Enfin, tout à coup, il y eut dans la nuit, le sursaut brutal et rageur d’un éclatement.
 
Des planches furent projetées et, d’une caisse éventrée, un corps roula dans la lueur sanglante du falot qui se balançait entre deux madriers obliques…
 
Puis un autre corps roula. Ces deux corps étaient vivants. L’espace dont ils disposaient pour leurs mouvements n’était pas assez vaste pour qu’ils pussent s’étendre en hauteur ; aussi, s’étant vivement relevés sur leurs genoux, ils se trouvèrent en face l’un de l’autre comme deux corps de bêtes aux mufles soufflants, haletants et hostiles.
 
L’un de ces souffles demandait :
 
« Nicole ? »
 
Et l’autre ne répondait toujours que par halètement.
 
Serge Kaniewsky et Rouletabille étaient en face l’un de l’autre, au fond de la cale du Wesel… au fond de l’abîme…
 
« Nicole ? répète la voix grondante du Polonais… Où est Nicole ?
 
– Dans une de ces caisses… souffle Rouletabille.
 
– Mais où ?… mais où ?… mais où ?… Elle est peut-être évanouie !… Elle est peut-être morte !… Pourquoi ne donne-t-elle pas signe de vie ? Pourquoi ?…
 
– Les caisses ont été séparées les unes des autres… Attendez donc un peu… de la patience et du sang-froid !… nos compagnons ne sont peut-être même pas dans cette cale… Ces caisses ont été laissées sur le pont…
 
– Vous m’aviez juré qu’on ne nous séparerait pas !
 
– Qui vous dit que nous sommes séparés ? réplique la voix lugubre de Rouletabille… Nous sommes tous à bord, on finira bien par se retrouver ! »
 
Mais la fièvre du Polonais ne faisait que grandir… Il tournait dans l’étroit espace comme une hyène dans sa cage… et il revenait à Rouletabille en montrant ses dents comme s’il ne pouvait plus se retenir de le dévorer…
 
« Silence ! commanda le reporter… il me semble que l’on a remué de ce côté… »
 
Et il s’enfonça dans les ténèbres…
 
On entendit au fond de la nuit, sa voix prudente qui appelait La Candeur et Fulber.
 
Le Polonais l’eut bientôt rejoint.
 
« Pourquoi ? Pourquoi donc n’appelles-tu pas Nicole ? »
 
Et Serge supplia :
 
« Nicole ! Nicole ! »
 
Mais le silence seul répondit à ces appels désespérés…
 
« Elle est morte ! râla le Polonais… sans quoi elle eût entendu déjà ma voix ! Ah ! j’avais raison de ne pas vouloir me laisser enfermer dans cette caisse, sans elle !… Mais si elle est morte, je vous tuerai tous !… tous !… tous !…
 
– Vous ferez ce que vous voudrez ! souffla Rouletabille… moi, j’ai fait ce que j’ai pu !…
 
– Dis-moi donc que tu l’as sauvée, si tu ne veux pas mourir sur-le-champ… »
 
Et le Polonais, qui paraissait au bout de sa raison, accula Rouletabille dans un coin comme s’il voulait l’y réduire en miettes.
 
Rouletabille repoussa le mufle de l’homme qui lui envoyait son souffle de feu dans la figure… ce qui ne fit que redoubler la rage de l’autre…
 
« Ah ! grinça le Polonais dont les crocs agrippaient la cravate de Rouletabille… dis-moi donc qu’elle est sauvée… dis-moi cela… ou je te jure que tu as vécu ! »
 
Alors, le reporter, ayant secoué encore cette bête méchante, revint se glisser jusqu’au-dessous de la lueur du falot et là, assis sur ses talons, le menton dans les mains, dit :
 
« Je te répète que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour la sauver !
 
– Ce n’est pas… ce n’est pas… ce n’est pas ça que tu m’as promis !… Si tu tiens à ta peau, il faut me faire voir Nicole…
 
– Je ne tiens pas à ma peau ; mais tu verras Nicole…
 
– Ah !… gémit l’autre, exténué de rage impuissante et d’angoisse farouche… si elle était sauvée, tu ne me parlerais pas ainsi !… Elle est morte !… Elle est morte !… Misère de ma vie !… elle est morte et nous sommes vivants !… »
 
Rouletabille, cette fois, ne répondit pas. Il alla chercher, au fond d’une de ses poches, un papier, le déploya lentement et le donna au Polonais…
 
Serge prit machinalement la feuille… Il ne comprenait pas.
 
Rouletabille lui dit :
 
« Lis ! »
 
Et le Polonais, à la lueur rouge du falot, lut.
 
Quand il eut fini de lire ce qui était écrit sur cette feuille, quand il eut pris connaissance de ce blanc-seing donné au criminel par la victime elle-même, il n’y eut plus ni cri, ni soupir, ni râle, ni rien… la tête de l’homme retomba et frappa l’entrepont d’un bruit sourd…
 
Rouletabille ranima en vain le corps inerte. La vie de cet homme était si liée à la vie de Nicole, que l’idée même de la mort de Nicole avait quasi jeté Serge au néant.
 
Pour l’en faire sortir, il ne fallut rien moins que l’eau glacée d’une bouteille que le reporter alla chercher dans sa caisse et surtout que cet imprévu dictame glissé dans l’oreille : Elle n’est peut-être pas morte !…
 
L’homme eut un mouvement, un soupir, et rouvrit les yeux.
 
Le passage de la vie furieuse de tout à l’heure à ce presque anéantissement déterminé par l’idée seule de la mort de l’objet aimé avait été prévu par Rouletabille et la brutalité de son acte avait été calculée, dans l’espérance d’une possibilité d’explications auxquelles il eût fallu renoncer sans ce coup d’assommoir.
 
Cependant, le reporter était au bout, lui aussi, de ses forces. Son œuvre était accomplie. Quoi qu’il arrivât maintenant, jamais plus les Prussiens ne disposeraient des secrets d’un homme qui n’aurait plus l’occasion de les leur livrer… Si l’affaire tournait mal, Rouletabille mourrait avec Serge, car il n’hésiterait pas plus à le frapper qu’il n’avait hésité dans cette minute tragique où il avait fait un cadavre dans les demi-ténèbres de la chambre de dessin…
 
Fort d’être parvenu ainsi, sans défaillance, à priver la Titania de l’âme dont elle avait besoin pour vivre de sa vraie vie, faible de tous les efforts dépensés, ému aussi de la douleur foudroyante de cet homme qui l’écoutait comme un mourant écoute la parole qui peut le rattacher à la vie, Rouletabille, indifférent désormais en ce qui le concernait, aux conséquences d’un aveu qui pouvait lui être fatal, avoua qu’il avait frappé à mort Nicole, parce qu’il n’était pas sûr que ce fût Nicole !…
 
Il narra la chose comme on lit un rapport, d’une voix blanche et monotone qui ajoutait, sans qu’il s’en doutât, à l’horreur d’un crime rendu nécessaire non point par une certitude quelconque, mais, par un doute absolu !
 
Car le doute, lui aussi, est une conclusion comme l’affirmation, comme la négation, et entraîne, dans certaines circonstances, un impitoyable verdict…
 
Il commença par dire comment il avait assisté à la fameuse entrevue de Serge et de la fille de Fulber et ce qui s’en était suivi, et comment Nicole avait été amenée à lui signer ce papier qui lui donnait sur elle droit de vie et de mort.
 
Et puis, ç’avait été l’absence prolongée de la jeune fille ; l’inquiétude de Rouletabille, sa visite nocturne à la maison de Hans, devant la fenêtre de Nicole… et puis l’inutile retour de Nicole en compagnie d’Helena dans le bureau de Richter… et enfin le déjeuner de fiançailles…
 
C’était là que le drame s’était noué formidablement.
 
Un moment, Rouletabille s’était demandé s’il avait réellement en face de lui la fille de Fulber… Or, à ce moment, Rouletabille avait déjà prononcé les paroles qui promettaient la fuite et indiquaient le rendez-vous nocturne dans les bureaux de Richter…
 
Ainsi s’expliquaient la pâleur et le subit désarroi du reporter à l’Essener-Hof… déjà, depuis quelques minutes, il était étonné de certaines attitudes, de certaines façons d’être de Nicole qui ne lui « revenaient » guère… Le calme de la jeune fille, sa passivité devant les manifestations brutalement patriotiques des invités du général von Berg, lui étaient apparus quasi inexplicables en face du souvenir de l’exaltation vengeresse qui avait secoué précédemment la fiancée de Serge ; et cela, en dehors de toute prudence, lors de son entrevue avec le Polonais.
 
Que Rouletabille eût mis un instant une si inattendue réserve au compte de l’héroïsme, il l’avait bien fallu… mais, dans la conversation qu’il avait eue ensuite avec la jeune fille, celle-ci lui avait si singulièrement souri lorsqu’il lui avait rappelé son engagement, que Rouletabille avait eu la sensation aiguë qu’elle ignorait tout à fait la nature de cet engagement-là !… On sourit ainsi au rappel d’un engagement d’amour, mais non d’un engagement de mort !…
 
Et si, en se retournant sous l’effondrement déterminé par cet incroyable sourire, Rouletabille n’avait aperçu le général von Berg qui fixait sur eux un regard assidu, le reporter aurait eu, à peu près, la certitude qu’il venait de parler à une autre qu’à Nicole !… Mais quoi ? Ce sourire n’était-il point commandé par le jeu de comédie auquel Nicole devait s’astreindre sous des regards trop curieux ?…
 
Angoisse inexprimable… inquiétude sans nom !…
 
Prescience d’une suprême fourberie d’un ennemi qui avait besoin, pour aller jusqu’au bout de son chantage, d’une Nicole bien portante, alors que l’autre, la vraie, n’était plus sans doute, à cette heure, qu’une morte ou qu’une moribonde…
 
Cette supercherie était d’autant plus facile à concevoir qu’elle était plus facile à exécuter, car on ne devait montrer la fausse Nicole que de loin et rapidement à un homme qui brûlait de fièvre derrière le carreau d’une vitre. Il s’agissait moins de trouver une ressemblance exacte qu’une silhouette d’une conformité approximative…
 
La Nicole que l’on exhibait au gala de l’Essener-Hof était inconnue de ceux qui n’étaient point les artisans de cette redoutable comédie, autant que la véritable fille de Fulber… Il n’y avait que Rouletabille qui pût concevoir des soupçons !… Et encore.
 
Rouletabille, il faut nous le rappeler, connaissait très peu Nicole… Il ne l’avait aperçue de près qu’une seule fois, dans la pénombre de son petit cabinet de travail, quand elle avait été jetée là par von Berg, et dans des circonstances si dramatiques qu’il ne pouvait se rappeler assez exactement les détails à quoi l’on ne se trompe point sur une ressemblance.
 
Quant à la voix, ils n’avaient échangé que de rapides paroles à l’oreille…
 
Enfin, pour corroborer le doute de Rouletabille, il y avait la dernière visite de Nicole chez Richter quand la jeune fille, laissée seule dans la salle de dessin, n’avait même pas tourné la tête du côté du bureau de Rouletabille et avait sursauté à l’apparition de ce dernier comme une personne surprise et n’ayant aucune idée que le local pût être habité… Était-ce encore là de la comédie destinée à tromper d’autres que Rouletabille ? Le jeune homme ne le pensait plus… depuis le sourire du déjeuner de fiançailles !…
 
En tout cas, le reporter avait le devoir de douter !… En face de ce devoir de doute, il considéra son devoir d’action. La Nicole à laquelle il avait parlé (vraie ou fausse), ne savait de son projet de fuite que l’heure et le lieu, mais elle ignorait encore tous ses moyens d’évasion. De toute façon, elle serait exacte au rendez-vous (d’autant plus exacte si c’était une fausse Nicole) pour en savoir davantage. Sans doute aurait-elle pris ses précautions et averti qui de droit, sans doute aurait-on préparé, de concert avec elle, un traquenard… Il appartenait à Rouletabille de le déjouer…
 
En conséquence de quoi, le reporter avait, lui, préparé la fausse piste qui, en tout état de cause, devait égarer pendant quelques instants, tous les chiens de police lancés sur les fuyards. Quand le moment d’agir fut arrivé, on sait comment, à cet instant précis, avaient surgi de toutes parts les ombres, qui ne surprirent point le reporter, mais qui vinrent ajouter un poids nouveau dans le plateau de la balance où Rouletabille était en train de peser la fausse Nicole. Toutefois, l’esprit du reporter gardait trop de lucidité pour donner une valeur de preuve à cette intervention redoutable. Les policiers pouvaient être là et avoir surpris les secrets de Rouletabille sans que Nicole les eût dénoncés. Et, puisque le reporter n’avait pas eu le temps, vu la rapidité des événements, d’établir l’identité réelle de la jeune fille avec l’aide de son père et de son fiancé… Il avait frappé sans savoir au juste qui il frappait et parce que c’était son devoir de frapper ! et parce qu’il avait reçu, de la main même de la vraie Nicole, l’ordre de frapper !… Il serait difficile de donner à ce froid résumé d’un récit-argument comme, seul, Rouletabille était capable de le concevoir, la couleur glacée et fatale qui en faisait, au fond de cet abîme où une si grande passion bouillonnait, l’originalité. Un professeur, armé d’un bâton de craie, n’aurait point tracé d’une façon plus calme et plus détachée sur le tableau de l’école, les lignes de son raisonnement algébrique au bout duquel il ajoute à l’ordinaire les lettres fatidiques C. Q. F. D. (ce qu’il fallait démontrer).
 
Mais voilà que le reporter ne s’était pas plus tôt tu que des grondements sinistres remuèrent l’ombre, et que la voix de Serge, bavante et glapissante, l’emplit de syllabes farouches…
 
Rouletabille releva la tête et vit en face de lui des yeux de flamme, des yeux de loup, quand les loups ont faim de chair humaine…
 
Malgré son sang-froid, il ne put soutenir l’éclat sanglant de ces deux yeux-là et il tourna la tête… Alors, il vit deux autres yeux, moins brûlants, mais si effroyablement tristes qu’ils lui firent encore plus peur que les premiers… En même temps, il entendit la voix de Fulber qui disait :
 
« Et maintenant, comment allons-nous savoir si c’est ma fille que tu as tuée ?… »