Les Aventures de Rouletabille

| 15. UNE NUIT DANS L'ENFER

XV

UNE NUIT DANS L’ENFER


 
     Trois jours se sont écoulés depuis les derniers événements. Il est minuit. La prodigieuse forge travaille comme en plein midi. Par quelle habitude, par quelle rapide éducation des sens, des êtres humains peuvent-ils dormir au centre du retentissement formidable de ce labeur de géants ?
 
Pourtant, dans ces casernes immenses d’ouvriers et prisonniers, nommées Arbeiterheim, les équipes de jour reposent, épuisées. Il est probable toutefois que Rouletabille et La Candeur disposent encore de quelques forces de réserve car, au lieu de remonter dans leur dortoir à l’heure exigée par les règlements, ils s’attardent à bavarder dans un coin désert de la cantine où de solides pourboires glissés dans la main du feldwebel et une importante rémunération accordée à la mère Klupfel leur assurent, pour quelques heures, une sécurité à peu près absolue.
 
La cantine Klupfel ne ferme ni le jour ni la nuit, depuis la guerre, à cause du mouvement jamais interrompu des travailleurs qui partent pour les ateliers ou qui en reviennent. À l’ordinaire, il faut voir avec quel entrain Fraulein Emma et Fraulein Ida servent les most de Munich, les Delikatessen et le pain K. K. aux ouvriers et aux soldats qui viennent s’asseoir aux tables longues et poisseuses de la grande salle.
 
Cette grande salle donne sur plusieurs autres petites pièces qui sont réservées aux sous-officiers, à la famille Klupfel ou à certains soupers particuliers. L’une d’elles a été louée par les prisonniers français qui travaillent dans l’usine. C’est dans celle-ci que nous trouvons Rouletabille et son compagnon en face des reliefs d’un souper qui fait encore faire la grimace à La Candeur.
 
Rouletabille a laissé la porte de communication entrouverte et, de sa place, il assiste à tout ce qui se passe dans la grande salle. Celle-ci se vide peu à peu. Les clients se plaignent de la subite disparition de Fraulein Ida et de Fraulein Emma.
 
La mère Klupfel qui ne tient plus de fatigue sur ses vieilles jambes leur a répondu que ses filles, exténuées, étaient montées se coucher ; mais la porte obstinément close de certain cabinet particulier et la présence de deux capotes et de deux casquettes rouges de pompiers suspendues près de cette porte à deux patères ont suffi pour exciter certaines imaginations un peu échauffées par la Munich : Fraulein Emma et Fraulein Ida, s’il fallait en croire certains clients attardés, étaient en train de souper avec les propriétaires desdites casquettes rouges et desdites capotes de pompiers. Quelqu’un a même ajouté que si les fiancés de ces demoiselles, qui travaillaient à cette heure à la fonderie, pouvaient se douter de ce qui se passait, ils n’en concevraient aucune satisfaction !… À quoi un habitué, qui paraissait au courant des choses, répliqua que messieurs les fiancés n’auraient garde d’en vouloir à ces deux jeunesses d’amasser une honorable dot !
 
Cette dernière réflexion sembla mettre tout le monde d’accord. Les derniers clients gagnèrent la porte qui donnait sur la cour de l’Arbeiterheim…
 
Rouletabille ne laissait échapper aucun de ces mouvements, cependant que La Candeur gémissait dans son gilet :
 
« Et dire que j’ignore encore ce que nous sommes venus faire ici !… Je ne sais pas ce que tu manigances mais ils sont ici 300 000 ! Qu’est-ce que tu veux que nous fassions à deux contre 300 000 !…
 
– Nous ne sommes pas deux, fit brusquement Rouletabille à voix basse… nous sommes trois !…
 
– Trois !… où donc qu’il est le troisième ?… »
 
Rouletabille, après un coup d’œil jeté sur la salle voisine, se pencha à l’oreille de La Candeur et lui dit : « Vladimir est là !… »
 
L’autre sursauta :
 
« Non !… où donc qu’il est ?…
 
– En ville… à l’Essener-Hof !
 
– Bonsoir, de bonsoir, de bonsoir ! c’est-il bien possible !… Et qu’est-ce qu’il y fait à l’Essener-Hof !
 
– Il y attend mes ordres !
 
– Eh ben ! il peut attendre longtemps !
 
– Ils lui sont déjà parvenus !… »
 
La Candeur considéra un instant Rouletabille avec admiration.
 
« Tu les lui as envoyés par la poste ? lui demanda-t-il, non sans une certaine ironie.
 
– Exactement.
 
– Ah ! ben ! et il t’a répondu ?…
 
– Et il m’a répondu !…
 
– Ça, c’est plus fort que de jouer au bouchon ! Comment faites-vous ?
 
– Eh bien, nous prenons du papier, une plume et de l’encre, parbleu ! comme tout le monde… plus une certaine petite grille qui nous permet de découper dans une lettre d’une banalité courante les mots qui correspondent plus particulièrement à nos préoccupations personnelles !…
 
– Compris la grille, mais ce que je ne comprends pas, c’est que vous puissiez correspondre !
 
– C’est pourtant bien simple ! Tu penses bien que, depuis quatre jours que je fais à peu près ce que je veux dans les bureaux particuliers de Richter, je n’ai pas passé uniquement mon temps à tracer des dessins de machines à coudre. Et rien ne m’a été plus facile que de glisser dans le stock de la correspondance de l’ingénieur, avant qu’on ne la vienne chercher, à heures fixes, pour la porter à la poste, une enveloppe qui ne se distingue en rien des autres et qui est revêtue du timbre du Kommando… Voilà donc un objet sacré qui ne saurait s’égarer et qui est remis religieusement entre les mains de Nelpas Pacha, représentant des intérêts turcs auprès de la maison Krupp, domicilié momentanément à l’Essener-Hof !
 
– Qui est-ce Nelpas Pacha ?
 
– Eh ! ballot !… c’est Vladimir !… C’est un nom que la princesse Botosani lui avait trouvé comme par hasard avant de quitter Paris pour se rendre en son agréable compagnie sur les bords enchantés du Bosphore !…
 
– Et qui donc est cette princesse Botosani ?…
 
– Je te raconterai cela dans quelques années. Ce serait trop long aujourd’hui ! Suis bien le mouvement : Vladimir me répond en écrivant à Richter, avec lequel il est entré en relations d’affaires sur les ordres que je lui ai envoyés dans ma première lettre : je fouille et trifouille à loisir le courrier de Richter. L’enveloppe de Vladimir a une petite marque ; j’ouvre, si la chose n’est pas déjà faite, et je confisque la lettre ou je la laisse traîner ; ça n’a pas d’importance ! On peut lire notre prose, il n’y est question que de machines à coudre. Il faut avoir la grille pour y découvrir un autre sens !
 
– C’est tout simple, en effet ! conclut La Candeur, extasié. Mais il n’y a que toi pour trouver des choses pareilles !… Mais dis-moi, il raconte des choses intéressantes dans ses lettres, Vladimir ?
 
– Tu penses ! je sais par lui tout ce qui se passe à Essen, comme il sait par moi tout ce qui se passe à l’usine ou à peu près…
 
– Oui, on doit bavarder chez Richter !…
 
– D’autant plus qu’on ne se doute pas que je suis toujours là pour écouter… et puis Richter a confiance en moi !… Je vais t’apprendre une chose qui te réjouira certainement. Je viens de signer avec lui un contrat d’association pour une affaire magnifique !… Je vais gagner beaucoup d’argent, La Candeur ! Je vais être riche !…
 
– Comment ! tu t’associes avec nos ennemis, maintenant ?
 
– D’abord, Richter n’est pas ennemi !… C’est un Suisse de Zurich !… et un charmant homme !… Nous faisons déjà une paire d’amis… Il a été si content des premiers plans que je lui ai fournis qu’il m’a invité à son déjeuner de fiançailles !
 
– Pas possible !
 
– Peuh ! il ne pouvait faire moins avec son associé !… Et sais-tu où il le donne son déjeuner de fiançailles ?
 
– À l’usine ! chez le général von Berg ?
 
– Pas du tout !… À l’Essener-Hof, mon cher !
 
– Et tu as accepté ?…
 
– Avec joie ! ce me sera une occasion certainement de bavarder un peu plus longuement avec notre ami Vladimir.
 
– Eh ben ! vous en avez de la veine, vous autres !… Et quand est-ce que je le verrai, moi, Vladimir ? »
 
Rouletabille se leva tout à coup, s’en fut à la porte de la grande salle, en prenant soin de marcher sur la pointe des pieds et lança à voix basse à La Candeur :
 
« Tout de suite ! tu vas le voir tout de suite !…
 
– Comment ! à l’usine !
 
– À l’usine !…
 
– Et qui est-ce qui va nous l’amener ?
 
– Si je te le disais, répliqua Rouletabille avec un bon sourire, tu ne me croirais pas !… et maintenant, motus ! »
 
On n’entendait plus que le ronflement de la mère Klupfel, écroulée sur le coin d’une table… Rouletabille pénétra dans la grande salle, se dirigea vers les patères où pendaient les deux capotes et les deux casquettes rouges des pompiers, s’empara de ces précieuses défroques, revint avec elles dans le cabinet où l’attendait La Candeur et les jeta sur une table.
 
« Habille-toi !… »
 
Et il s’habilla lui-même… L’uniforme semblait fait pour lui et la petite casquette rouge lui allait à ravir. Malheureusement la taille de La Candeur s’accommodait mal de ce nouveau vêtement.
 
« T’as pas besoin de passer les manches ! lui souffla le reporter, et colle-toi la casquette sur le côté, c’est le grand chic ! »
 
Une minute plus tard, ils étaient dans la cour. La mère Klupfel ronflait toujours.
 
« Où allons-nous ? demanda La Candeur.
 
– Partout où le service nous réclame ! » répliqua Rouletabille, et, poussant devant lui la petite voiture du service de ronde qui est en usage chez les pompiers de l’usine et qui semblait les attendre à la sortie de la cantine, ils passèrent sans encombre devant le poste qui se trouvait à l’entrée de la cour de l’Arbeiterheim réservée aux ouvriers étrangers et aux prisonniers français…
 
Cette petite voiture avait un coffre dans lequel se trouvait tout ce qu’il fallait pour arrêter ou limiter les premiers progrès d’un incendie : pics, pioches et, dans un compartiment, des grenades extinctrices. Enfin, au-dessus de ce coffre, se dressait une échelle légère double dont un mouvement mécanique à main pouvait augmenter le développement.
 
« Mon vieux, déclara Rouletabille à son compagnon, dès qu’ils se trouvèrent en pleine usine, je t’avouerai que je guignais cette échelle-là, les capotes et les casquettes depuis l’avant-dernière nuit…
 
– Pour aller voir Vladimir ? » sonda La Candeur, qui, dans l’ahurissement où le plongeaient tous ces événements précipités et incompréhensibles, n’avait plus qu’une idée fixe : voir Vladimir !
 
« Sans doute ! pour aller voir Vladimir, et quelques autres personnages que l’on ne peut approcher que fort difficilement si l’on ne possède pas une échelle, une capote et une casquette de pompier !…
 
– Y a pas à dire, tu penses à tout !… »
 
Mais ils venaient de sortir de l’ombre noire des hauts murs de l’Arbeiterheim et ils s’arrêtèrent soudain devant un spectacle inouï.
 
« C’est beau, l’enfer !… » soupira La Candeur…
 
Ils ne s’étaient jamais trouvés dans l’usine, la nuit. Ils n’en avaient entendu que le terrible vacarme, qui ne s’éteint pas plus que le feu de ses creusets ; mais il fallait à leurs yeux le repoussoir des ténèbres pour embrasser d’un coup l’horrible splendeur de ce chaos en flammes ! La moindre porte entrouverte sur le travail intérieur embrasait soudain la nuit d’un fulgurant brasier ; les panaches rouges des hautes cheminées se tordaient au-dessus de leurs têtes au milieu des tourbillons d’une fumée empestée, plus noire que le ciel… d’autres fulgurances rabattues par le vent, descendaient et se dispersaient en une pluie éternelle de feu et de cendre chaude.
 
« Allons ! souffla Rouletabille. Du courage, La Candeur ! »
 
Et La Candeur, docile et consterné, condamné à tourner dans cette fournaise maudite, sans savoir quel crime l’a fait descendre dans la géhenne, répète :
 
« Allons !… puisqu’il faut aller !… »
 
Un point de repère semble guider Rouletabille dans cette nuit de flammes. Ce sont les hauts murs de la tour octogone dont il a gravi dernièrement les degrés avec Richter ; c’est la tour d’eau. Ils y arrivent sans encombre. Ils passent au milieu de toutes les ombres qui habitent les voies bordées de rugissantes forges, sans qu’on leur pose une question. À la tour d’eau, Rouletabille s’arrête un instant, s’oriente, attend que l’endroit soit devenu désert, puis se glisse, toujours poussant sa voiture et toujours suivi de La Candeur, entre deux énormes bâtiments, aux murs sans portes, et qui ont entre eux comme une rivière d’ombre… Les jeunes gens sont tout de suite noyés dans cette nuit protectrice, et bientôt se trouvent en face d’un édifice que l’on a, avec intention, isolé autant que possible du grand labeur retentissant ; c’est la maison où reposent le directeur du laboratoire d’Énergie, Hans, avec sa fille Helena, et sa prisonnière Nicole.
 
Rouletabille sait que la fenêtre de la chambre de Nicole est la dernière du coin à gauche, au second étage. Il sait aussi que Nicole n’est jamais seule la nuit, et qu’une femme veille sans cesse sur elle… Il sait encore qu’il y a des barreaux à la fenêtre de Nicole… Alors ? alors, qu’espère-t-il ? Pourquoi se rapproche-t-il soudain de ce mur ?… Pourquoi, hardiment et rapidement déploie-t-il toute la longueur de son échelle et l’appuie-t-il au toit, comme si son devoir de soldat du feu l’appelait à aller constater que les superstructures du bâtiment ne courent aucun danger à la suite de la chute de quelques flammèches qu’il a pu apercevoir… Pourquoi ? Parce qu’il veut voir Nicole, qu’il n’a pas revue depuis la scène terrible où elle a remis, entre ses mains le droit de tuer !…
 
Non ! Nicole n’est plus revenue avec Helena dans la salle de dessin de Richter, et c’est en vain que le reporter a attendu l’occasion de communiquer avec elle.
 
Au moment où Rouletabille va mettre le pied sur l’échelle, La Candeur lui dit :
 
« S’il vient quelqu’un que dois-je faire ?
 
– Rien ! tu es à ton poste et je suis au mien !
 
– Si c’est un chef qui me parle, je ne pourrai lui répondre !
 
– Eh bien ! tu ne lui répondras pas !
 
– Mais s’il insiste ?…
 
– Assomme !… »
 
Et Rouletabille grimpe sur son échelle. Il passe devant la fenêtre qu’une veilleuse allumée toute la nuit éclaire doucement… et, en passant, il regarde… Sur son lit, juste en face, contre le mur du fond, il voit Nicole, étendue, accoudée la tête dans une main, les yeux grands ouverts. L’insomnie poursuit la malheureuse fille. Elle semble perdue dans un rêve profond, et plus cruel peut-être que ceux qui la poursuivent jusque dans son sommeil.
 
Cependant, elle a redressé la tête et a dû apercevoir l’ombre de Rouletabille à la fenêtre, car voilà qu’elle se soulève doucement et qu’elle souffle la veilleuse posée sur sa table de nuit. Il n’oublie pas qu’ils ont tout à redouter de la gardienne, sans doute endormie en ce moment, mais qui peut se réveiller tout à coup et jeter l’alarme. D’autre part, il lui semble entendre un murmure de voix de l’autre côté du mur et il craint d’être surpris, immobile sur son échelle.
 
Il gravit quelques échelons, les yeux toujours fixés sur la fenêtre. Et, voilà qu’à cette fenêtre, contre la vitre vient se coller le visage de douleur et d’angoisse de Nicole, éclairé fantastiquement par les lueurs intermittentes qui déchirent un ciel d’encre.
 
Rouletabille fait un signe à la jeune fille, redescend les échelons qu’il vient de monter et, presque aussitôt, la fenêtre s’entrouvre avec précaution, et Nicole se penche sur le mystère de la nuit.
 
Rouletabille lui souffle : « Je ne vous vois plus ! pourquoi ? Il faut absolument que vous acceptiez l’invitation que vous fera Fraulein Hans de prendre part à son déjeuner de fiançailles… »
 
Le reporter attend la réponse, mais quelque chose de nouveau a dû se produire dans la chambre, car la fenêtre s’est vivement refermée et la pâle apparition a disparu…
 
Maintenant, c’est l’obscurité profonde et, de nouveau, le murmure des voix de l’autre côté du mur… Certains mots arrivent même jusqu’à Rouletabille et excitent sa curiosité. Il monte sur le toit, se glisse le long de la gouttière et, arrivé à son extrémité, se penche : sur le seuil de la demeure de Hans, une lueur venue de l’intérieur lui montre deux hommes qui bavardent en fumant leur pipe.
 
Il reconnaît le plus grand et le plus fort des deux à son uniforme de majordome. C’est le gardien qui accompagne toujours Nicole dans ses sorties avec Helena. L’autre doit être le concierge.
 
Rouletabille entend très nettement des bouts de phrase. « Depuis mercredi, je peux rentrer coucher chez moi !… c’est toujours ça… seulement le jour, le service va recommencer à être aussi dur… Oui, on va sortir… on va se promener… paraît qu’il faut se montrer… mercredi j’ai bien cru être débarrassé de tout…
 
– Oui, répondit l’autre… Nous avons tous cru ici que c’était fini !…
 
– Eh ben ! et là-bas ! la princesse Botosani a dit : elle sera morte demain !…
 
– Et maintenant, elle va tout à fait mieux ! c’est incroyable ce qu’il y a de ressort chez les jeunes femmes ! sans compter que puisqu’ils veulent qu’elle se porte bien, ils ont dû lui coller un élixir pas banal !…
 
– Donne-moi un peu de tabac, mon vieux Franz, que je fume une dernière pipe avant de rentrer à la maison. »
 
Rouletabille n’attendit pas davantage. Il connaissait maintenant la raison bien simple pour laquelle il n’avait pas revu Nicole. La fille de Fulber avait été très malade après la scène de l’entrevue avec Serge Kaniewsky, si malade qu’on avait dû la conduire tout de suite dans un hôpital ou tout au moins dans une maison de secours où la princesse Botosani, en ce moment à l’Essener-Hof avec Vladimir, avait eu l’occasion, sans doute, de lui donner quelque soin… car, en raison de son cosmopolitisme bien connu, cette charmante femme devait avoir autant de plaisir à revêtir le costume d’infirmière en Allemagne qu’à Paris. Maintenant, Nicole allait beaucoup mieux, ce qui n’avait rien d’étonnant, ses faiblesses étant le plus souvent le résultat d’un état moral qui pouvait se transformer du jour au lendemain.
 
Assez content de ce qu’il venait d’apprendre, le reporter retourna à son échelle, la redescendit, constata qu’il n’y avait plus aucune apparition à la fenêtre de Nicole et que la veilleuse de sa chambre n’avait pas été rallumée ; puis il se laissa glisser sur les montants et tomba dans les bras de La Candeur qui lui dit :
 
« Je ne vivais plus !… Voilà deux fois qu’un grand diable de sergent-pompier passe par ici en me regardant drôlement. La seconde fois, il m’a adressé la parole ! Tu penses si j’en menais large… Je ne savais pas ce qu’il me disait, moi. À tout hasard, je lui ai répondu : « Ja ! » en me penchant dans ma boîte et en ayant l’air très occupé… Paraît que ça a collé puisqu’il a continué son chemin en me jetant un : « Gute Nacht ! » auquel je n’ai même pas répondu à cause de l’accent ! Tu sais, je me méfie : il n’y a que Ja que je sais en allemand et que je dise bien… Le reste de la langue, vaut mieux ne pas en parler !… Et maintenant, filons !…
 
– Oui, dit Rouletabille, en route !… Nous n’avons plus rien à faire ici !… »
 
Ils ramenèrent l’échelle à sa hauteur accoutumée, et partirent promptement en poussant leur petit char.
 
Il leur fallait à nouveau traverser des avenues très embarrassées et très fréquentées… Ils s’y jetèrent bravement, courant presque, comme s’ils avaient reçu l’ordre de se rendre au plus tôt à un endroit où leurs services étaient réclamés.
 
Tout à coup, ils virent se dresser devant eux le grand diable à casquette rouge, le sergent-pompier, dont venait de parler La Candeur.
 
« C’est lui ! soupira La Candeur !… c’est encore lui !… Ah ! il va nous voir !… »
 
Rouletabille ralentit la marche et passa bravement sous le nez du terrible sous-off. Celui-ci, s’adressant à La Candeur, lui jeta d’une voix rude dans son jargon de vieux rempilé :
 
« Je t’ai déjà dit de mettre ta capote à l’ordonnance ! prends garde que j’aie à te le répéter ! Si tu étais de ma section, t’aurais appris à me connaître, bougre d’entêté !
 
– Faites pas attention ! grogna Rouletabille, mon camarade est un peu sourd !… je vais lui parler ! »
 
Et il hâta le pas, prenant sur sa gauche, une ruelle mi-obscure… Mais l’autre les suivait.
 
« Qu’est-ce qu’il veut encore l’animal ? Il me fait peur celui-là ! gémit La Candeur qui essuyait de grosses gouttes de sueur sur son front… Et il ne nous lâche pas, tu sais !
 
– Enlève ta capote !… fit rapidement Rouletabille… Il veut que tu mettes les manches !
 
– Bonsoir de bonsoir ! mais je ne peux pas les mettre, les manches !…
 
– T’arrête pas ! Mais ne t’arrête donc pas !… fais semblant de les passer !… et il nous lâchera peut-être !… »
 
La Candeur enleva sa capote et essaya de passer une manche, toujours en marchant…
 
« Ah ! je ne peux pas ! je ne peux pas !… c’est des manches pour une poupée !…
 
– Sûr ! t’aimerais mieux avoir sa capote à lui !
 
– Elle m’irait comme un gant ! acquiesça La Candeur qui commençait à trembler…
 
– Sans compter qu’elle te ferait sergent du coup ! ce qui n’est pas désagréable !
 
– Rigole pas, Rouletabille ! le v’là ! le v’là… Je te dis qu’il va nous avoir !… j’en ai une peur ! une peur !…
 
– Marche sans t’occuper de rien, en gardant maintenant ta capote sur l’épaule, si tu as si peur que ça, tant mieux !
 
– Pourquoi donc ?
 
– Parce que quand il va être près de nous, tu vas te retourner tranquillement et tu lui donneras ton coup de poing de la peur !…
 
– Comme au Turc, dans le Château noir[1] ?
 
– Comme au Turc !… faut pas qu’il fasse ouf ! tu sais, si tu le rates, je ne donne pas un pfennig de notre peau à tous les deux !…
 
– On ne sera plus jamais tranquille dans cette vallée de malheur ! » grogna encore La Candeur qui grelottait littéralement d’effroi…
 
Mais Rouletabille vit avec plaisir qu’il se libérait le bras et le balançait déjà en fermant un poing des plus imposants… Or, le feldwebel fut, dans le moment, sur eux, jurant et gesticulant…
 
Il arriva ce qui devait arriver. La Candeur se retourna tranquillement, comme le lui avait recommandé Rouletabille, leva le bras droit comme pour saluer et soudain, abattit sur le front du sous-off son coup de poing de la peur.
 
L’autre ne poussa même pas un soupir. Il tomba foudroyé, dans un ruisseau qui roulait des eaux noires tout le long du mur.
 
« Bonsoir de bonsoir ! il va me salir ma belle capote ! s’exclama La Candeur en se précipitant sur le corps et en le tirant à lui… » Puis se tournant vers Rouletabille :
 
« Crois-tu que j’aie bien tapé ?… demanda-t-il.
 
– Comme un sourd ! répondit le reporter. Je l’avais averti !… Mais il ne s’agit pas de faire des discours !… Donne-moi ta capote et ta casquette que je vais mettre dans la voiture et passe vite son habit. Mets sa casquette à lui !… Te voilà maintenant beau comme un astre !… et je te dois obéissance !… et on nous fichera la paix, maintenant que tu es gradé !…
 
– Qu’est-ce que nous allons faire du corps ? demanda La Candeur, on ne peut pas le laisser là !…
 
– Non ! mets-le sur ton épaule ! vite !…
 
– Nous avons un pic et une pioche… on pourrait peut-être l’enterrer ? » émit La Candeur en hissant le cadavre sur son dos avec l’aide de Rouletabille.
 
« Penses-tu ?… lui faudrait peut-être aussi un monument avec une croix dessus !… Allons, marche !… »
 
À quelques pas de là, Rouletabille avait déjà vu que le ruisseau se jetait dans une grande piscine qui devait être des plus profondes à en juger d’après la quantité d’eau sale et fumante qui sortait des conduites de fonte et se déversait dans cette sentine ; la gueule énorme d’un égout reprenait cette onde malsaine pour la conduire on ne savait où… mais le fond même du bassin ne devait jamais être à sec ; et le reporter avait tout de suite estimé que ce serait là une tombe admirable pour un corps qui devait disparaître sans laisser de trace.
 
C’est avec peine que Rouletabille se sépara d’une des deux cordes à nœuds qui se trouvaient dans leur petite voiture, mais cette corde leur était nécessaire pour attacher au cou et aux pieds du feldwebel deux grosses pierres qui servaient de bornes à garantir l’entrée d’un hangar.
 
Ils précipitèrent le sous-off, après ficelage, dans ce petit lac d’enfer et ne s’attardèrent point à contempler les ronds que la chute du corps ainsi lesté faisait dans l’eau bouillonnante…
 
Quelques minutes plus tard, ils se retrouvaient à nouveau en plein incendie nocturne de la prodigieuse forge.
 
« Qu’est-ce que nous fichons ici ? demanda anxieusement La Candeur qui trouvait qu’on avait eu assez d’aventures pour cette nuit-là !… Est-ce qu’on va pas bientôt rentrer ?… Si on tarde, les deux pompiers vont sortir de chez la mère Klupfel en beuglant qu’on leur a volé leur fourbi !…
 
– Penses-tu !… Ils croiront à une blague !… surtout quand ils ne verront plus leur petite voiture !…
 
– Tu ne vas pas la leur rendre ?
 
– Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? Je ne vais pas la garder dans ma poche !
 
« Alors, quand nous aurons fini de nous en servir, nous la laisserons dans un coin quelconque où ils sauront bien la retrouver, va !… Seulement, j’aime mieux te prévenir tout de suite qu’ils chercheront en vain les deux cordes à nœuds, l’échelle de corde, le pic, la pioche et les deux haches !…
 
– Et tu crois qu’ils ne vont pas gueuler !
 
– Non ! à cause des capotes et des casquettes disparues, ils ne diront pas un mot !… Ils sont en faute, mon vieux !… et je te dis, moi, qu’ils penseront que leurs camarades, jaloux de leur succès auprès de Fraulein Ida et de Fraulein Emma, ont voulu leur faire une farce !… N’aie pas peur ! ils s’arrangeront comme ils pourront !… mais ils ne se plaindront pas !… Enfin, ils feront ce qu’ils voudront, ce n’est pas moi qui les leur rendrai, leurs capotes et leurs casquettes !…
 
– T’as peut-être tort !… Qu’est-ce que tu veux en faire !
 
– Elles sont si commodes pour la promenade !…
 
– Eh bien, je vais te dire une chose, c’est que je commence à en avoir assez, moi, de me promener ! Si on rentrait se coucher ! c’est pas ton avis ?
 
– Ma foi, non !… On est très bien ici !… on va on vient, on se balade partout où l’on veut !… on voit tout !… on s’instruit !… Tiens ! regarde ! Tu ne trouves pas ça épatant ; le spectacle de la fonderie, la nuit ?… Tu l’as dit toi-même : « C’est beau, l’enfer ! »
 
– J’ai peur qu’il nous brûle !… »
 
Mais Rouletabille, sans plus s’occuper de la méchante humeur de son compagnon, s’était mis à précipiter soudain sa marche de telle sorte que La Candeur qui poussait alors le petit char avait peine à le suivre.
 
« Mais où que tu cours comme cela ?… geignait-il derrière lui… T’es pas un peu maboul !… Tu ne vois pas qu’il y a un monde fou par là ?… Qu’est-ce que c’est que tous ces gens-là ?… Mon vieux ! c’est plein d’officiers ! Va pas par là, bonsoir de bonsoir !… Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !… mais je ne rêve pas… Rouletabille !… Rouletabille !… Tiens, là, dans le groupe derrière les officiers… mais… mais c’est Vladimir !…
 
– Eh bien, est-ce que je n’avais pas promis de te le faire voir ce soir ? lui souffla Rouletabille en s’arrêtant brusquement… et maintenant, penche-toi à gauche !… Regarde un peu, là, entre la grande grue et la locomotive ! Vois cet homme debout à l’entrée de l’atelier !… tu ne le connais pas ?… tu ne le reconnais pas !… Il est pourtant bien éclairé par la flamme qui sort des creusets !… On le dirait dans le feu !… Oui ! l’homme qui lève le bras et qui a l’air de commander au feu !…
 
– Mais c’est… mais c’est l’empereur ! » murmura La Candeur avec un recul instinctif… et, terrifié, il ajouta immédiatement : « Fichons le camp !
 
– Au contraire, dit Rouletabille : Suivons-le ! »
 


[1] Voir Le Château Noir.