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ESSEN
en ! Essen ! Rouletabille aperçut enfin Essen !
Depuis plus d’une heure déjà, le train qui l’amenait traversait un pays qu’il connaissait bien, mais qu’il ne reconnaissait plus !… Il se rappelait ses étonnements d’autrefois devant la prodigieuse activité de cet enfer humain. Qu’eût-il pu dire, aujourd’hui ?…
Là où il avait vu une ville, il trouvait un monde ! Le feldwebel, derrière lui, qui veillait sur lui et qui lui avait permis de mettre le nez à la portière, lui donnait des détails…
Avant la guerre, Essen avait moins de 300 000 habitants… Elle en comptait aujourd’hui plus de 1 million ; et 120 000 de ses concitoyens travaillaient dans les usines nuit et jour… Celles-ci occupaient maintenant un minimum de 300 000 ouvriers, dont 60 000 femmes, répartis en équipes de nuit et équipes de jour !
Le feldwebel contait tout cela tout haut avec orgueil et certainement par ordre, pour « aplatir » sans doute le moral des prisonniers dont il avait la garde… mais le moral de Rouletabille est solide.
Le reporter n’a pas perdu de temps depuis le jour où, à Paris, on lui a dit : Allez !…
Il a surmonté des difficultés de tout ordre. D’abord, l’assassinat de Nourry avait été un véritable désastre pour Rouletabille.
Nourry aurait pu lui fournir cent détails précieux, le renseigner sur la vie des prisonniers à Essen et sur les conditions de leurs travaux dans les usines. Rouletabille aurait puisé dans ses souvenirs tout neufs toute chose utile à son entreprise ; il aurait peut-être trouvé là le point de départ de l’une de ces imaginations avec lesquelles le reporter avait coutume d’aborder des obstacles matériels infranchissables pour tant d’autres.
Nourry n’étant plus là pour le documenter, Rouletabille avait dû s’instruire chez certains personnages, ingénieurs ou autres, qui, eux, n’avaient fait que passer chez Krupp avant la guerre, et à qui l’on n’avait fait voir que ce que l’on avait voulu.
Quelques conversations, qu’il eut fort mystérieusement avec Mme Fulber, ne lui apprirent rien de nouveau relativement à l’invention même de la Titania, mais il sut (ce qui lui importait particulièrement), que Mlle Fulber (Nicole) travaillait couramment avec son père et qu’elle n’ignorait rien de tout le secret de l’inventeur.
Enfin, avant d’entrer avec La Candeur dans une fabrique de machines à coudre, Rouletabille s’était fait une autre figure, un autre personnage. Maintenant, il laissait pousser toute sa barbe et portait lunettes. Cette sommaire transformation de sa physionomie le rendait tout à fait méconnaissable, en faisait un autre homme.
Cet homme s’appelait Michel Talmar et était en possession de papiers d’identité attestant qu’il avait été cinq ans chef d’atelier dans l’une des premières maisons de machines à coudre française, chez Blin et Cie.
Rouletabille travailla trois semaines nuit et jour dans cette maison. Nous verrons bientôt pourquoi il l’avait choisie et, en vérité, il n’y perdit point son temps.
Naturellement, La Candeur l’avait suivi chez Blin. Le bon géant avait été attaché à la fabrication de pièces spéciales, assez délicates, dont il avait commencé par briser comme fétus un certain nombre, avant de parvenir à mener à bien son travail.
Il ne comprenait, du reste, rien à son changement subit de situation, mais il était avec Rouletabille et cette considération primait tout !…
On imagine facilement quels furent sa stupéfaction, son ahurissement et son désespoir lorsque, le moment venu, Rouletabille lui expliqua qu’on ne l’avait introduit dans une fabrique de machines à coudre que pour l’envoyer à Essen et quand il sut quel chemin il devait prendre pour se rendre plus sûrement chez Krupp : d’abord le chemin de la tranchée…
Ensuite… Ah ! ensuite ! Eh bien, ensuite, dans un petit combat d’avant-garde, arrangé tout exprès pour lui, il devait être assez adroit pour se faire faire prisonnier… Défense d’être tué ou blessé !…
« Si tu suis bien le programme, lui avait dit Rouletabille pour le consoler, notre séparation sur laquelle tu te lamentes ne sera que de courte durée. N’oublie pas de dire au premier feldwebel auquel tu auras affaire que tu as travaillé toute ta vie dans les machines à coudre. Il paraît que c’est le plus sûr moyen d’être envoyé à Essen où nous nous retrouverons !
– Pourquoi ne pas nous y faire envoyer ensemble ? Pourquoi nous séparer ? avait encore gémi ce gros entêté de La Candeur !
– Pour n’éveiller aucun soupçon ! Moi, je me ferai prendre sur un autre point du front. Ne t’occupe pas de moi !
– Et qu’est-ce que nous allons faire à Essen ? pourrais-tu me le dire ?…
– Mais je te l’ai déjà dit, mon bon La Candeur ; nous allons fabriquer des machines à coudre !…
– Oui ! Oui ! compris ! encore quelque coup de ta façon ! »
L’affaire, bien montée et dirigée par Rouletabille, avait parfaitement réussi. La Candeur avait été fait prisonnier sans qu’apparemment il en eût résulté pour lui trop de dommage. Il n’en avait pas été de même pour Rouletabille.
Le reporter s’était fait prendre devant Verdun dans un boyau qu’il avait choisi lui-même comme le plus propre à servir son entreprise ; cette tranchée était dénommée boyau international, car il appartenait en partie aux deux camps.
Vers le milieu, on avait jeté quelques sacs de terre derrière lesquels, à quelques pas l’une de l’autre, veillaient les sentinelles. La sentinelle française et l’allemande causaient quelquefois entre elles. Rouletabille parlait maintenant couramment l’allemand, qu’il avait appris depuis son mariage, Ivana étant à peu près polyglotte.
Le reporter avait fait entendre à son vis-à-vis qu’il y avait, pour eux deux, une façon assez simple et très intéressante de mettre fin aux dangers de la guerre ; ils n’avaient qu’à se constituer prisonniers, lui, des Fritz, l’autre, des Français. Franchissant les sacs, ils se croiseraient en route, et s’avanceraient en criant : « Kamerad !… »
La sentinelle adverse avait acquiescé d’enthousiasme. Et Rouletabille avait commencé d’exécuter le programme accepté par les deux parties. Mais il n’avait pas plus tôt dépassé la sentinelle que celle-ci, revenant sur ses pas, lui lançait une grenade.
Le reporter fut renversé et blessé à l’épaule. Fait prisonnier, il avait été évacué sur le camp de Rastadt où il était resté quinze jours.
La blessure n’était pas grave. Mais ce qui était le plus grave, c’était le temps perdu… Quand il fut guéri ou à peu près, son anxiété ne fit que croître car, en dépit de tous les renseignements qui lui avaient été fournis, le fameux truc des machines à coudre ne semblait pas du tout devoir réussir.
On ne lui faisait, du reste, aucune offre de travail.
Huit jours s’étant encore écoulés de la sorte, le reporter avait commencé d’imaginer un tout autre plan, qui consistait à s’évader de Rastadt et à se rapprocher d’Essen par étapes de nuit… mais alors quelle différence de travail entre ce qui lui restait à faire et ce qu’il avait pu espérer si ses geôliers eux-mêmes l’avaient introduit dans la place !…
Et puis, tout à coup, un soir où, désespéré, il allait mettre le projet d’évasion à exécution, l’affaire de la machine à coudre avait été réglée !… On venait lui demander s’il voulait travailler dans sa partie, on lui offrait un salaire de 3 marks par jour, il acceptait et on le faisait monter dans un train pour Essen ! Le renseignement de Nourry était bon !… Et l’imagination qu’avait eue Rouletabille excellente !…
Maintenant, le reporter se disait : « Pourvu que La Candeur ait eu autant de réussite que moi et que je le retrouve là-bas ! Avec le bon géant, l’aide de Dieu et celle de cet aimable petit voyou de Vladimir, on pourrait se mettre au travail sérieusement !… »
Essen ! Essen ! Vision gigantesque ! Vision fantastique, infernale !… Maintenant, le train qui amène Rouletabille pénètre au cœur même de l’enfer… Ce qu’il a traversé jusqu’alors ne pouvait que le préparer à ce cauchemar. Des centaines de cheminées énormes crachent vers le ciel une fumée innombrable qui voile la face du soleil et arrête ses rayons et déverse sur la ville une pluie de cendres et de scories, comme le ferait un volcan en éruption. Seulement, si le volcan s’arrête quelquefois, Essen ne s’arrête jamais ! Le dieu Krupp est plus puissant que Vulcain et les maîtres de forges de la mythologie sont de bien petits messieurs à côté de nos fabricants d’armes modernes…
Au moment où le train entre en gare, le bruit de la ville devient de plus en plus assourdissant ; au sifflet des locomotives et au tocsin des tramways se sont joints tout à coup des hurlements de sirène, et puis les coups de canon lointains venus du polygone.
Comme base à ce prodigieux vacarme, le bruit puissant et continu, le halètement formidable des usines, la respiration monstrueuse de l’hydre aux cinq cents gueules de flammes !…
Rouletabille en est comme étourdi. Il s’attendait bien à quelque chose de formidable, mais ce qu’il voit, ce qu’il entend dépasse toute imagination. La vingtaine de prisonniers français qui ont fait le voyage avec lui, dans leur ahurissement, se laissent pousser, bousculer, injurier par leurs gardiens.
Rouletabille s’attendait à être conduit d’abord au camp dont lui avait parlé Nourry, mais il s’aperçut bientôt qu’on lui faisait prendre la direction de l’ouest, c’est-à-dire des usines.
Ses compagnons et lui avançaient entre les soldats qui avaient mis baïonnette au canon, sous la direction d’un feldwebel de la territoriale dont les prisonniers n’avaient pas eu trop à se plaindre, pendant tout le voyage.
Bien que l’on fût un dimanche, et à une heure matinale, les rues étaient pleines d’ouvriers qui se dirigeaient tous du même côté, vers l’ouest. Ils allaient certainement relever les équipes de nuit. Des hommes débouchaient de toutes parts et semblaient sortir de terre.
Tout ce noir fourmillement marchait sans un cri, sans même un chuchotement. On entendait les pas innombrables sur le pavé. La petite troupe dans laquelle se trouvait le reporter était comme entraînée dans ce muet tourbillon.
L’impression était sinistre de cette sombre armée se rendant en silence à son effroyable besogne, entre les façades noires et enfumées des maisons devant lesquelles s’étalait, comme des morceaux de linge sale, le carré lamentable des petits jardins déguenillés.
À mesure que l’on approchait des usines, le regard était arrêté par d’énormes conduites de fonte qui traversaient les rues, d’un mur à l’autre, reliant les ateliers, barrant l’horizon à la hauteur du deuxième étage…
Enfin, voici le mur, et l’une des cent portes gardées par les pompiers à casquette rouge qui font sentinelle et qui dévisagent ceux qui entrent avec la plus active vigilance. La troupe s’était arrêtée près de la loge du portier.
Le fleuve des ouvriers glisse, s’engouffre sous le portique.
Rouletabille s’est placé de façon à ne rien perdre de ce qui se passe lors de l’entrée des ouvriers. Chacun d’eux décroche en entrant, d’une immense table noire, un jeton de métal qui porte son numéro. Sans doute, l’ouvrier doit-il, en arrivant dans l’atelier, le remettre au chef d’atelier ; puis il le lui reprendra en sortant le soir et le jettera ici, dans cette caisse qui a la forme d’une énorme boîte aux lettres et dans laquelle, en effet, une équipe sortante précipite à l’instant même ses jetons… Le lendemain, chacun retrouve son jeton à la même place que la veille, et ainsi nul ne saurait échapper au contrôle.
Enfin, le feldwebel fait un signe. Et les prisonniers se remettent en marche. À ce moment, l’émotion de Rouletabille est à son comble. Il va pénétrer dans ce monde si jalousement gardé des usines, et ce sont les Allemands eux-mêmes qui vont l’y introduire.
Une si parfaite réalisation de son plan l’enivre d’une telle joie qu’il doit songer à la dissimuler ! Il avait tant redouté d’être forcé finalement de travailler pendant la nuit, ou dans l’ombre, en se dissimulant, au prix de mille périls, dans ce pays du brouillard, et du charbon, et du fer qui va de Düsseldorf à Dortmund en passant par Elberfeld, Duisbourg, Mülheim, Solingen, Oberhausen, et dont Essen n’est qu’un quartier, et dont les usines d’Essen sont le centre formidable !
Or, voilà que l’ennemi prenait soin de l’aller déposer, lui, Rouletabille, dans l’ombre même de la Titania !…
Ils passent sous la porte !… Ils sont dans l’antre de la bête !…
On les fait pénétrer tout de suite dans une petite pièce où ils doivent subir une visite minutieuse ; c’est la cinquième de ce genre depuis que Rouletabille est un pauvre prisonnier. Mais cette fois les privautés, les exigences des préposés à cette redoutable inquisition n’eurent point le don d’irriter le jeune homme.
La première phrase qu’il lit sur les murs de Krupp est celle-ci, répétée sur de multiples écriteaux : Hüttet euch vor Spionen und Spioninnen…
« Entendu ! se dit en aparté le reporter !… On y fera attention aux espions et aux espionnes !… Pouvez regarder, allez ! rien dans les mains ! rien dans les poches !… »
Et les voilà maintenant qui traversent l’usine…
C’est d’abord un préau immense tout sillonné de rails, encombré d’engins, de débris, couvert de barres d’acier et de machines.
Et puis, ce fut une déambulation dans un tintamarre de plus en plus assourdissant, le long des murs interminables… Puis, il y eut des cours à traverser, des conduites de fonte à enjamber, des voies à éviter, des machines monstrueuses à contourner… pendant que ronflaient les feux d’enfer dans les cheminées géantes et que, de temps à autre, surgissaient des visions de démons dans des fleuves de flammes, quand la porte d’un atelier était poussée…
Enfin, tout au centre, ou tout au moins au beau milieu des établissements Krupp, la petite troupe s’arrêta devant une grande caserne de briques noircies par la fumée…
On la fit entrer dans un vestibule branlant, dont les murs crevassés étaient étayés par des poutres neuves.
Un escalier sordide. Le feldwebel s’y engagea, appela quelqu’un et un autre sous-officier apparut sur les marches grasses et noires.
Ils échangèrent des feuilles et procédèrent à l’appel des prisonniers.
Michel Talmar a répondu le premier : « Présent ! »… Il est aussitôt dirigé par un vieux soldat vers un dortoir lugubre.
Il y a là une succession considérable de chambres qui servaient autrefois de dortoirs aux ouvriers célibataires (explique le vieux territorial bavard), ces chambres ont été dernièrement consacrées au logement des prisonniers militaires qui travaillaient à l’usine.
Ainsi Rouletabille va coucher à l’usine même !…
Ah ! comme il est récompensé de cet éclair de génie qu’il a eu en saisissant tout à coup le parti qu’il pouvait tirer de ce passage du récit de Nourry où celui-ci avait parlé de la fabrication des machines à coudre à Essen ! Si seulement il pouvait apercevoir La Candeur ! Quel coup d’œil il jette sur toutes les chambres dont la porte est entrouverte ! Mais ces chambres sont vides. Les prisonniers, à cette heure, sont aux ateliers…
C’est tout à l’extrémité du couloir, à la dernière porte de droite que l’on conduit Rouletabille. Son territorial lui fait signe qu’il est arrivé. Il doit cependant attendre ses compagnons de captivité dans le couloir avant d’entrer dans la chambre.
Ceux-ci arrivent et s’arrêtent à tour de rôle devant des portes qui leur sont désignées par le feldwebel. Le couloir est gardé aux deux extrémités. Sur un ordre, tout le monde disparaît dans les chambres. Il y a une fenêtre par chambre. Le jour qui pénètre par là est des plus pauvres ; Rouletabille constate, en effet, que la cour au centre de laquelle s’élève sa caserne est ceinte de hauts bâtiments noirs.
Ce n’est pas encore par là qu’il apercevra quelque chose de l’édifice monstrueux dans les flancs duquel les Allemands cachent la Titania !…
Depuis qu’il est à Essen, il ne songe qu’à elle, mais en vain, à tous les angles de rues, sur toutes les places, au-dessus des murs, son regard a-t-il cherché quelque chose de la gigantesque bâtisse. Rien n’est venu lui rappeler la silhouette bizarre du monument fantastique dont a parlé Nourry.
Il se retourne et considère attentivement ce petit coin dans lequel il va vivre et se reposer entre les heures de travail. Il y a là dix lits de fer, peints en vert, bas et recouverts d’une limousine grise. Des lits ! Décidément, on les soigne, on les gâte, ceux qui consentent à travailler chez Krupp.
Contre les murs, sept armoires étroites, des portraits, celui de l’empereur et de l’impératrice, celui des deux Krupp : le père, barbe blanche, nez fin, œil énergique, traits fermes et anguleux : le fils, le dernier, gras, l’air indécis, sans volonté, triste et doux, le nez portant des lunettes. Entre les portraits, des pancartes où se lit l’éternelle inscription :
Hüttet euch vor Spionen und Spioninnen !…
Ce conseil, qui s’adressait autrefois aux prisonniers allemands et qui s’adresse maintenant à des prisonniers français, fait encore sourire le jeune homme.
Les lits se touchent presque. Comme ameublement, c’est tout. Il se répète exactement dans toutes les chambres comme a pu le constater Rouletabille à travers les vitres des portes. Toutes les portes sont vitrées et la surveillance, ainsi, est rendue des plus faciles.
Le feldwebel qui a la responsabilité de l’étage, comme une gouvernante d’étage dans un caravansérail à la mode, est un gros bonhomme d’une cinquantaine d’années, à figure de brique barrée d’une énorme moustache blanche qu’il relève inlassablement en roulant des yeux terribles.
Pas méchant homme, doit être bon père de famille, veut en imposer aux prisonniers : ainsi le juge au premier abord Rouletabille qui le voit entrer dans sa chambre et l’entend énumérer en termes retentissants et comminatoires les principaux points du règlement intérieur. Rouletabille reçoit le numéro 284.
Il occupera la couchette n° 9. On se lève à 5 heures, on se couche à 9. À partir de 9 heures, le silence le plus absolu est de rigueur. Naturellement, le prisonnier fait son lit et lave son linge. Il reçoit, moyennant 80 pfennigs par jour, le logis, le couvert, et une paire de draps toutes les trois semaines ! On les gâte !… On les gâte !…
Un coup de sifflet retentit dans le corridor. Il paraît que la soupe est servie pour les nouveaux arrivés. Derrière le feldwebel, les jeunes gens pénètrent dans une salle assez grande ; il y en a une de cette sorte pour cinq dortoirs ou chambres telles que celle qu’habite Rouletabille…
Là encore, les quatre inévitables portraits, l’inscription relative aux espions et une longue table entourée d’escabeaux. C’est la salle à manger. Un déjeuner assez rudimentaire va être servi aux voyageurs qui n’ont pas mangé depuis la veille à midi et qui meurent de faim. Une table ! des chaises, décidément, on ne les traite pas en prisonniers mais en ouvriers ! Le couvert est mis !… une assiette profonde de fer émaillé, une fourchette et une cuiller de fer battu !… Quel luxe !…
La soupe, servie par de vieilles femmes qui arrivent des cuisines, est une espèce de rata où flottent quelques morceaux de viande qu’on ne saurait dénommer. 500 grammes de pain pour la journée. De l’eau à discrétion. Mais on a la ressource de faire venir de la bière de la cantine. À la fin du repas, un peu d’eau chaude au goût de gland qui a la prétention d’être du café !… Mais qu’importe à Rouletabille. Il se préoccupe bien, lui, de la nourriture !
Le feldwebel au teint couleur de brique, qui est heureux d’entendre un Français parler l’allemand, se pique, lui aussi, d’entendre et de parler un peu le français. Il dit à Rouletabille qui, tout en pensant à autre chose, semble considérer sans enthousiasme son assiette : « Ja, ja, triste ! aber, c’est la guerre !… »
Après le déjeuner, on leur montre, toujours au même étage, une salle avec quelques cuvettes crasseuses, et une autre salle, avec une auge centrale où les prisonniers peuvent nettoyer eux-mêmes leur linge ; c’est le lavoir. Rouletabille profite de ce qu’il se trouve à côté du feldwebel pour lui demander : « On fait donc tout ici ?… On ne sort jamais d’ici ?…
– Jamais ! à moins que ce ne soit pour aller aux ateliers ou pour la promenade dans le préau… Mais jamais on ne sort de l’usine !… nie und nimmer ! (Au grand jamais !)…
– Eh bien, me voilà renseigné ! »
On les laissa procéder à leur toilette. Chacun pouvait aller dans les salles communes : lavabo, lavoir, salle à manger, mais chacun ne pouvait pénétrer que dans sa chambre, sans risquer le Conseil de guerre. Sur l’ordre du feldwebel, Rouletabille dut expliquer cette partie du règlement à ses compagnons de captivité…
Après les ablutions, le reporter regagna donc sa chambre ou plutôt son dortoir. Il se jeta sur son lit non pour dormir, mais pour réfléchir…