Les Aventures de Rouletabille

| 23. BARBARA OU NICOLE ?

XXIII

BARBARA OU NICOLE ?


 
     Ils partirent le soir même pour Rotterdam.
 
Ils y arrivèrent le lendemain matin. Chose singulière, ces deux douleurs si différentes, celle de Fulber et celle de Serge Kaniewsky, s’étaient rejointes.
 
Le dernier coup qui avait frappé Serge à Arnhem avait fini de l’abattre. Toute sa rage, toute sa fureur étaient tombées. Il n’y avait plus en lui qu’un immense désespoir et, sur ce terrain-là, il était sûr de se rencontrer avec l’inventeur.
 
La Candeur était radieux, Vladimir rayonnant, Rouletabille pensif. Il avait dit :
 
« Ça n’est pas encore une preuve !… Elle a pu se confier à ce monsieur Lixhe, lequel était assurément venu chercher sa femme, après qu’on l’eut averti de son arrivée en Hollande. Ce monsieur Lixhe, à qui Nicole se sera confié et qui connaît ce dont les Prussiens sont capables, même hors de chez eux (rappelons-nous la mort de Nourry), a sans doute décidé qu’il était préférable pour Nicole de continuer cette comédie… Tant que nous ne les aurons pas rejoints l’un et l’autre, il nous reste un espoir ! »
 
Ainsi avait parlé Rouletabille. Avait-il été seulement entendu ? Les autres ne lui répondirent même point. Croyait-il lui-même à ce qu’il disait ?
 
Le fait est qu’il le disait sans grande conviction. Il était au bout de ses efforts. Il avait fait plus qu’il n’avait espéré. Et il n’osait plus, après une aventure qui sauvait Paris, demander à la Providence une faveur nouvelle qui eût, en surplus, sauvé Nicole.
 
Cependant, il y avait des instants où il était comme réveillé en sursaut par la vision d’un geste qu’il répétait machinalement. Il se croyait encore, il se sentait encore, en train de frapper Nicole !… Et il eût donné sa vie pour n’avoir pas frappé la vraie !…
 
Jusqu’à Arnhem, il s’était montré fort, plus fort qu’il n’aurait cru ; il avait bien pensé que là le doute au moins cesserait.
 
Eh bien ! le doute continuait… ou pour mieux dire, l’espoir, sans avoir complètement disparu, n’était plus qu’une toute petite chose… si petite…
 
Dans le train, il avait pleuré silencieusement en voyant les pauvres figures de Fulber et de Serge.
 
Le Polonais ne lui montrait plus d’hostilité… Docile, il se laissait conduire, sans aucune réaction… Ce n’était plus que de la douleur, dans un coin…
 
À Rotterdam, ils se mirent à la poursuite de Lixhe ou, plutôt ils suivirent tous Rouletabille qui cherchait Lixhe. De la salle de rédaction, on les envoya sur le port ; on les vit déambuler comme des âmes en peine le long des canaux qu’animait un négoce décuplé depuis la guerre en dépit des entraves sous-marines ; ils échouèrent, pour le déjeuner, dans une immense brasserie, où généralement déjeunait Lixhe. Cette brasserie était en même temps une sorte de Bourse du commerce où l’on traitait mille affaires entre un compotier d’anchois et d’énormes pots de bière… Mais Lixhe n’était pas là…
 
Quelqu’un qui connaissait Lixhe leur dit :
 
« Il est parti ce matin pour Flessingue… »
 
Ils allèrent à la police qui, d’ailleurs, les cherchait et ils apprirent avec certitude que Lixhe qui avait été rejoint par sa femme, prisonnière des Allemands depuis six mois, venait, en effet, de prendre le train pour Flessingue.
 
Une heure après, ils prenaient le train pour Flessingue.
 
À Flessingue, ils arrivèrent pour voir disparaître le bateau qui emportait Lixhe et sa femme.
 
Rouletabille disait :
 
« Si, comme je le pense, Nicole s’est entièrement confiée à Lixhe, celui-ci ne trouvant pas Nicole suffisamment en sûreté en Hollande, l’a conduite en Angleterre. »
 
Ils durent attendre deux jours un bateau pour l’Angleterre.
 
Serge et Fulber ne parlaient plus du tout à Rouletabille. Ils l’écoutaient quelquefois, mais comme des gens qui ne l’entendent ou ne le comprennent pas.
 
Ils ne mangeaient plus. Ils ne pleuraient même plus.
 
La Candeur et Vladimir allaient faire des parties de cartes dans les cafés.
 
Les nuits étaient épouvantables pour Rouletabille qui ne dormait plus. Dès qu’il s’assoupissait, il se voyait assassinant Nicole.
 
Enfin, ils s’embarquèrent. La traversée s’accomplit normalement. Ils arrivèrent à Londres et s’en furent à la police. Là, ils apprirent que Lixhe et Mme Barbara venaient de partir pour Liverpool.
 
Serge déclara qu’il n’irait pas à Liverpool, qu’il n’en aurait du reste pas la force, car il gardait celle qui lui restait pour rentrer en France, revoir les lieux où il avait aimé Nicole et mourir. Fulber, lui, voulut suivre Rouletabille jusqu’à Liverpool.
 
« Cela vaut mieux, dit-il, ce sera plus sûr ! »
 
Et il se mit à rire en embrassant Rouletabille. Fulber était à la limite de la folie.
 
Aussi, le reporter le laissa à Londres avec Serge, sous la garde de La Candeur et de Vladimir qui les enfermèrent tous deux dans la même chambre et s’en furent au bar consommer force cocktails, whisky et brandy, qu’ils jouaient interminablement aux dés. Vladimir, en Angleterre, était redevenu Roumain, sur les conseils de Rouletabille.
 
Quand celui-ci revint de Liverpool, il apprit à tout le monde que M. et Mme Lixhe s’étaient embarqués à Liverpool pour l’Amérique. Cette fois, le doute n’était plus possible, il n’y avait plus qu’à rentrer à Paris.
 
Ils rentrèrent à Paris.
 
Avant d’arriver en gare, Rouletabille dit à Serge et à Fulber.
 
« Il nous reste un espoir. Si Lixhe, pour sauver Nicole des Allemands, a simulé avec elle un départ pour l’Amérique, ils ont pu tous deux quitter le paquebot à son escale devant Brest…
 
– Dans ce cas, fit entendre la voix d’outre-tombe de Serge… dans ce cas, nous allons trouver Nicole chez sa mère.
 
– Possible !… répliqua Rouletabille… J’ai consulté les horaires. Elle peut être arrivée à Paris cinq heures avant nous ! »
 
Aussitôt débarqués à Paris, ils montèrent dans une auto et se firent conduire à Neuilly, dans la demeure de Fulber.
 
Là, ils ne trouvèrent pas Nicole. Ils ne trouvèrent même pas Mme Fulber. La demeure était close et les voisins ne purent donner aucun renseignement utile.
 
Ce fut le suprême effondrement. Le père et le fiancé tombèrent dans les bras l’un de l’autre.
 
Rouletabille les laissa à leur embrassement et, peut-être aussi désespéré qu’eux, remonta dans l’auto.
 
Il n’entendit même pas les cris de Vladimir et de La Candeur. Il partit à toute allure.
 
Il avait donné l’adresse de la rue des Saussaies… l’adresse de la Sûreté générale.
 
Mais quand il arriva là-bas, il vit, d’une autre auto, sauter Vladimir et La Candeur, et descendre derrière eux Fulber et Serge.
 
« Nous ne te quitterons pas encore !… disait La Candeur… Nous leur avons fait comprendre que si tu nous quittais comme ça, c’est qu’il te restait encore un espoir !…
 
– Aucun ! jeta Rouletabille… aucun !… c’est fini !… Je viens ici rendre compte de ma mission… J’ai réussi à sauver Paris, mais je n’ai pas réussi à sauver Nicole ! »
 
Et il traversa la cour en hâte, gravit l’escalier… les autres suivaient…
 
Maintenant, ils avaient cette habitude de le suivre en nourrissant toujours, au fond d’eux-mêmes, un espoir impossible…
 
Or, comme ils arrivaient tous dans le vestibule du chef de la Sûreté générale, ils aperçurent, à côté d’un homme qu’ils ne connaissaient pas, Nicole et Mme Fulber !…
 
Nous renonçons à décrire la scène qui s’ensuivit, les cris, les pleurs de joie, le délire de cette réunion imprévue !…
 
« C’est donc vous qui nous poursuiviez, fit l’homme inconnu et qui se fit connaître tout de suite, et qui n’était autre que M. Lixhe !… Et moi qui croyais avoir affaire à des espions d’outre-Rhin… »
 
À ce tumulte joyeux, la porte s’ouvrit et alors, dans le salon du chef de la Sûreté, Rouletabille aperçut son directeur et tous ces messieurs du fameux conseil secret !… Ils étaient réunis là pour prendre une décision qui allait peut-être conseiller aux Parisiens d’abandonner la capitale devant le péril pressant de la Titania.
 
Rouletabille s’avança alors et, présentant à ces messieurs Fulber, Serge et Nicole, s’écria :
 
« Je vous avais promis de les tuer ou de les sauver !… Mes camarades et moi nous les avons sauvés tous les trois !… »
 
À quoi le Binocle d’écaille dit :
 
« Eh bien ! je puis bien vous l’avouer maintenant, je n’ai pas été aussi ému depuis la bataille de la Marne !… »
 
 
Le lendemain, L’Époque paraissait avec une manchette considérable : Si le miracle de la Marne a sauvé la France, Paris a été sauvé par le miracle de Rouletabille !