Les Aventures de Rouletabille

| 22. LE DERNIER VOYAGE DU WESEL

XXII

LE DERNIER VOYAGE DU WESEL


 
      De la rumeur encore au fond de la cale, de la rage, tout ce remuement de sentiments forcenés qui enveloppent Rouletabille et que celui-ci « mate » encore… un instant !… un instant !…
 
Combien de minutes encore pourra-t-il retenir ces fous, que la perspective de la mort de Nicole rend de plus en plus intraitables ?…
 
Mais le reporter est tellement attaché à la parole qui glisse de la bouche de Vladimir qu’il néglige tout le reste, qu’il ne s’occupe plus du reste, de toute cette fureur qui grouille derrière lui, et qui lui mord les talons…
 
– Parle, Vladimir, parle !… Si elle ne t’a rien dit, c’est qu’elle ne pouvait rien te dire, peut-être !… Il faut penser que, puisqu’ils étaient dans la nécessité de substituer à la Nicole malade, une Nicole bien portante, ils avaient dû imposer à la Nicole malade une autre personnalité que celle de la vraie Nicole !… Certes !… comprenez ! et espérez ! espérez encore !… Cette autre personnalité avait dû lui être imposée sous peine de mort !… et sous peine de supplice des siens !… Toujours le chantage… à toutes les pages !… à toutes les lignes de l’histoire du monde !… Lui as-tu dit, Vladimir, que tu venais de la part de Rouletabille ?
 
– Je n’ai pas osé ! assura Vladimir. Je n’étais pas sûr de la personne en face de qui je me trouvais… Elle se méfiait trop pour que je ne me méfiasse point, moi aussi !… Elle consentait à être conduite en Hollande, c’était déjà beaucoup !…
 
– Rien n’est perdu !… rien n’est perdu !… Mais c’est malheureux que tu n’aies pas pu la voir… car enfin, tu avais vu l’autre Nicole au déjeuner des fiançailles… et si la Nicole de l’hôpital lui avait ressemblé, c’est elle qui aurait été la vraie Nicole, à coup sûr… car on avait besoin d’une Nicole bien portante et ils n’avaient aucune raison d’inventer une Nicole malade !
 
– L’affaire s’est passée de nuit !… et dans les ténèbres de son dortoir et de la cour de l’hôpital… et je n’ai eu que le temps de jeter cette femme voilée dans l’auto de la princesse !… et puis j’ai sauté sur le siège… je conduisais moi-même !… Enfin ! Elle ne voulait pas se faire voir !… mais je crois que c’était elle ! mais je n’en suis pas sûr !… puisque je ne la connaissais pas… Je ne puis vous rapporter que ce qu’elle m’a dit, et elle m’a dit qu’elle était Barbara Lixhe, la femme captive en Allemagne et accusée d’espionnage du fameux journaliste démocrate hollandais !… et voilà pourquoi elle consentait à fuir en Hollande avec moi !… mais en tant que Barbara Lixhe !…
 
– Elle avait raison ! elle avait raison !… Puisque tu étais prêt à la faire fuir, à n’importe quel prix, et, qu’ainsi même si tu représentais pour elle un piège, elle bénéficierait de cette fuite au besoin… au besoin… sans que, en cas d’accident, les Fritz pussent lui reprocher d’avoir dévoilé sa véritable personnalité !… Rien n’est perdu !… rien n’est perdu !… espérons !… je vous dis que nous avons le devoir d’espérer !… Entendez-vous, vous autres !… Avez-vous bientôt fini de grogner comme ça ?… de me manger comme ça… avec vos yeux de feu… Quand vous m’aurez dévoré, vous serez bien avancés !… Vladimir ! Vladimir !… Où as-tu conduit cette femme en Hollande ?… où nous attend-elle ?… car elle nous attend, dis ?… Tu lui as dit qu’elle devait nous attendre ?
 
– Je n’eus que le temps de lui dire cela et de repartir. Elle nous attend à Arnhem, à l’hôtel des Provinces unies !… Je lui ai dit de rester là jusqu’à demain matin…
 
– Je vous dis que tout est sauvé !… soupira Rouletabille… Nous serons à Arnhem avant ce soir… bien avant ce soir !… Et là, nous trouverons Nicole !…
 
– Si nous ne l’y trouvons pas, fit la voix du Polonais, tu es mort !
 
– C’est entendu !… c’est entendu !… mais d’abord, cher monsieur, calmons-nous et veillons ; et soyons prudents, circonspects et prêts à tout, car le principal, de toute évidence, est d’arriver à Arnhem. »
 
À ce moment le bruit sourd et répété de détonations d’artillerie fit dresser l’oreille à Rouletabille, à La Candeur et à Vladimir… et du coup, la rage du Polonais et le désespoir de Fulber en furent comme suspendus…
 
« Qu’est-ce que c’est que cela ? dit Rouletabille. Et d’abord pourquoi n’avons-nous pas déjà appareillé ?… À cette heure, nous devrions être déjà en route.
 
– Je vais voir… » fit Vladimir.
 
Le Slave se glissa entre les caisses et disparut.
 
Il resta absent dix minutes pendant lesquelles les coups de canon ne cessèrent point. Rouletabille avait peine à contenir son anxiété. Les deux autres ne disaient rien.
 
Enfin Vladimir réapparut.
 
« Voilà, jeta-t-il, c’est bien simple. On s’est aperçu de votre évasion à l’usine… et on doit se douter que vous êtes à bord de quelque bâtiment, car le port est fermé et tous les départs sont suspendus !
 
– Bonsoir de bonsoir ! nous v’là encore fichus ! gronda La Candeur… ça allait trop bien !… » (car La Candeur, qui avait depuis longtemps fait le sacrifice de Nicole, trouvait que tout allait bien du moment que l’on était sur le point de toucher à une terre neutre).
 
Rouletabille dit simplement :
 
« Nous partirons quand même, parce qu’il faut partir… Es-tu prêt, Vladimir ?
 
– Mon cher, répondit Vladimir, je ne suis prêt que pour le déjeuner de midi, moi !
 
– Un Fritz, répliqua l’autre, est toujours prêt à faire la noce à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit !… Profite donc du retard dans le travail, imposé par la défense officielle d’appareiller, pour sortir ton gala !… Toute la boustifaille dehors et les paniers de champagne de Nelpas Pacha… Un pacha, ami d’Enver le Magnifique, sait bien faire les choses !…
 
– Mais c’était entendu ! tout était entendu pour midi !…
 
– Que la fête commence ! Va trouver le capitaine ! À table ! Et vite !…
 
– Le capitaine fait tout ce que je veux, dit Vladimir !… Nelpas Pacha est assez riche pour cela ! Et dès que ces messieurs auront bu, le reste ne traînera pas… le champagne est bien travaillé ! je t’assure !
 
– Descends-moi vite les armes !… Il faut que nous soyons maîtres du bateau dans une heure ! Offre-leur à boire à tous ! Gave-les ! Dans une demi-heure, nous offrirons de la poudre à ceux qui n’auront pas assez bu ! Et dans quelques heures, messieurs, nous serons à Arnhem !…
 
– Bonsoir de bonsoir ! éclata encore La Candeur qui renaissait à l’espérance, voilà une dernière aventure qui me plait… à une condition, mon vieux Vladimir… c’est qu’en même temps que tu nous descendras des armes, tu nous apportes quelques bouteilles de champagne !… j’ai une soif !… »
 
– Non, lui répliqua Vladimir, ce champagne-là, il vaut mieux que tu n’en boives pas ! »
 
*
* *
 
On n’a certainement pas oublié la dépêche publiée par tous les journaux de l’Entente et expédiée du Havre le 14 janvier 1915. Elle relatait l’évasion extraordinaire d’un certain nombre de Liégeois qui s’étaient emparés d’un bâtiment et qui étaient parvenus à s’enfuir ainsi jusqu’en Hollande. Rouletabille a raconté plus tard qu’il avait été inspiré par cette dépêche-là dans le plan qu’il avait préparé avec Vladimir, et nous ne pouvons mieux faire que la reproduire ici textuellement :
 
Le Havre, 14 janvier
 
On a raconté, dernièrement, l’audacieux coup des Belges qui, après avoir enivré des marins allemands, s’emparèrent de leur bateau et firent route vers la Hollande où ils arrivèrent sans encombre.
 
Cette prouesse vient d’être renouvelée, mais dans des conditions extraordinaires d’audace. Elle a permis à cent trois Liégeois, parmi lesquels quelques femmes et enfants, de quitter Liège nuitamment, à bord d’un bateau réquisitionné par les Allemands, l’Atlas V, et d’aborder en Hollande.
 
Cet Atlas V est un remorqueur, ancien bateau de guerre, d’une certaine force, acheté jadis à une puissance neutre.
 
Il quitta Liège vers minuit, emporté par le violent courant de la Meuse, que les inondations ont fait déborder ; en cours de route, il rencontra bien des obstacles : un pont de bois, près de Vise ; des câbles mis en travers du fleuve, mais il vint à bout de tout.
 
Le pilote avait blindé sa cabine à l’aide de tôles d’acier prises dans la soute à charbon. Grâce à cela il put braver les nombreux coups de fusil des sentinelles allemandes et le feu des mitrailleuses. Des canons furent même braqués sur ce bateau, mais ils ne l’atteignirent pas.
 
Le voyage de Liège à Essden (Hollande) se fit en une heure trois quarts. Les voyageurs étaient couchés à fond de cale. Aucun ne fut atteint.
 
Ajoutons que ce bateau venait de coûter 3 500 francs de réparations aux Allemands.
 
Les choses se passèrent avec la même simplicité audacieuse, à bord du Wesel.
 
Au cours d’un déjeuner offert à l’état-major, à une partie de l’équipage et à une cinquantaine de passagers exceptionnels, cinq démons armés jusqu’aux dents surgirent dans le moment que le champagne coulait à flots et avait déjà, sur quelques-uns, produit des effets somnifères tout à fait inattendus. L’état-major fut fait prisonnier et enfermé à fond de cale. Le reste n’offrit aucune résistance. Le maître de chauffe et les mécaniciens durent obéir sous peine de mort aux ordres qui leur furent donnés, et le Wesel, sortant de Duisburg, eut bientôt atteint Ruhrort au confluent de la Ruhr et du Rhin. C’est là que les difficultés purent apparaître aux audacieux évadés, un moment, invincibles… Poursuivis par un remorqueur sur la dunette duquel on parvint à distinguer de nombreux officiers qui poussaient de véritables hurlements, Rouletabille et ses compagnons ne tardèrent pas à faire feu de toutes leurs armes. À ce remorqueur vinrent se joindre bientôt deux chaloupes automobiles.
 
Heureusement pour nos amis, un événement aussi extraordinaire que celui d’un cargo bravant les ordres officiels en pleine Allemagne, dans une contrée éloignée des hostilités, n’avait pas été prévu… On se trouvait désarmé devant tant d’audace… Il y avait bien des canonnières sur la Ruhr, aucune n’était en état de poursuivre… Elles étaient revenues là pour réparations… Les embarcations qui donnèrent la chasse au Wesel n’étaient pas armées.
 
À l’abri derrière les bastingages et les sabords, Rouletabille, Fulber et le Polonais firent de nombreuses victimes, tandis que La Candeur et Vladimir surveillaient, revolver en main, l’équipage prisonnier dans l’entrepont, et les chauffeurs.
 
Au nord de Ruhrort la poursuite fut même abandonnée, mais Rouletabille pensa bien que ce n’était pas pour longtemps… Le téléphone avait dû marcher. On aurait du travail à la frontière… mais il fallait passer quand même. Ils étaient décidés à tout ! à sauter ! à couler !… s’ils ne pouvaient passer !… Les chaudières furent chauffées à blanc !… Le Wesel trépidait de toute sa membrure…
 
Et quand, à un kilomètre de la frontière, les bâtiments ennemis se présentèrent lui barrant la route, il passa au travers, littéralement au travers, car il en coula un, reçut lui-même une volée de mitraille, dix obus, mais arriva en Hollande !… Il y arriva crevé, mourant, mais il y arriva !…
 
Un obus avait réduit en miettes le capitaine, son second et trois matelots.
 
Quant aux cinq passagers qui nous intéressent, ils étaient sains et saufs, sans une égratignure !…
 
Deux heures plus tard, Rouletabille et ses acolytes, après s’être expliqués avec les autorités hollandaises, se présentaient à Arnhem, à l’hôtel des Provinces unies, et demandaient à voir tout de suite Mme Barbara Lixhe.
 
On leur répondit :
 
« Mme Barbara Lixhe est partie ce matin avec son mari qui est venu la chercher, pour Rotterdam ! »